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Vide stratégique et complexité

Un livre à découvrir

Dans l’exploration de la complexité que je vous fais partager sur ce blog, je découvre un ouvrage : Le vide stratégique de Philippe Baumard [1]. L’auteur est professeur des universités au CNAM de Paris et à l’École de guerre économique. Chercheur au sein de la chaire Innovation & Régulation des services numériques de l’École polytechnique, Il a été professeur à la Haas School of Business, université de Californie à Berkeley, de 2004 à 2007, puis à l’université Stanford (2008-2010). Il est président du conseil scientifique au sein du conseil supérieur de la formation et la recherche stratégique.

Dans une première partie, ce livre d’une grande densité, nous propose une revue historique des différentes pensées stratégiques et de leurs évolutions dans le monde militaire et de la guerre. L’étude commence en Chine et en Grèce au IVème siècle avant J.C.. Il ressort de ce travail que la pensée stratégique n’a cessé d’évoluer, de s’adapter et de s’enrichir pendant vingt-cinq siècles. De Sun Tzu à Thucydide, d’Alexandre le Grand à Bonaparte, Napoléon ou Clausewitz, les grands stratèges furent innovants.  

Dans une seconde partie, Philippe Baumard analyse en détail les conflits modernes. Il démontre que depuis la fin de la seconde guerre mondiale, nous assistons à un appauvrissement de la pensée stratégique. Aucun conflit depuis 1945 n’aurait fait mieux que des copier / coller de stratégies utilisées par le passé. La conséquence directe est une perte progressive de substance et d’intelligence à chaque nouvelle copie jusqu’à disparition de la notion de stratégie.

Pour Philippe Baumard, ce phénomène nait de l’explosion des deux bombes atomiques lâchées par les américains sur Hiroshima et Nagasaki le 6 et le 9 août 1945. C’est le moment où le principe stratégique de dissuasion nucléaire se met en place au sein des 5 grandes puissances que sont les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Chine et la Russie. L’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord suivront rapidement ainsi qu’Israël dont l’arme nucléaire est un secret de polichinelle.

Glaciation de la pensée stratégique

Une fois en place, l’essence même de la dissuasion nucléaire est de geler les équilibres stratégiques. Le problème est qu’elle a également figé l’évolution de la pensée stratégique. Ce phénomène contribuerait à expliquer les échecs cuisants des américains au Vietnam, des Russes en Afghanistan ou du chaos régnant au Moyen-Orient ou en Lybie. L’appauvrissement serait tel, qu’il aurait conduit aujourd’hui à une perte de vision stratégique et une utilisation exclusive d’actions de niveau tactique.

Pour moi, un exemple frappant de ce constat fait par P. Baumard se trouve en Lybie. Provoquer la chute du général Kadhafi est une action de niveau tactique, elle a été un succès. Par contre, dans le chaos régnant maintenant sur ce pays, il est bien difficile d’identifier dans quelle vision stratégique s’inscrivait cette action. En poussant cette réflexion, cet exemple amène à penser qu’il y a confusion entre stratégie et tactique et confirme que nous ne sommes plus en mesure de réfléchir au niveau stratégique. A l’opposé, le projet des nouvelles routes de la soie du Président Chinois Xi Jinping surprend et déstabilise le monde occidental qui n’est plus habitué à un tel niveau stratégique.

Il est acquis par la majorité des stratèges du monde du business que la stratégie militaire est une bonne école dans laquelle il est possible de puiser nombre d’inspirations.  Le gel de la pensée stratégique du monde militaire n’aurait-il pas son parallèle du côté du monde du business ?

Puissance de la tactique

Paradoxalement, c’est après la seconde guerre mondiale que commencent à se formaliser les modèles stratégiques dans le monde des affaires [2]. De nombreuses écoles se sont succédées, la plus emblématique étant probablement celle de Michael Porter. Les trente dernières années ont été celles d’un développement rapide des sciences de gestion qui ont développé des outils de plus en plus pointus au service de la performance des entreprises. C’est ainsi qu’en trente ans de vie professionnelle j’ai vu le contrôle de gestion se développer à grande vitesse ; la recherche de l’indicateur clé est devenu la quête du Graal. Il a accompagné la montée en puissance de produits comme SAP, Salesforce ou simplement Excel qui moulinent des milliards de données quotidiennement pour toujours aller plus loin dans l’efficacité. Le lean management [3], la montée en puissance des acheteurs, l’externalisation des services, la production off-shore, la restructuration permanente, ont fait partie de ces techniques de recherche d’efficacité dont le contrôle de gestion est toujours le point de départ. Tout bon dirigeant doit maîtriser ces outils lui garantissant de produire de la performance rapidement.

Mais comme un trou noir, ces outils se sont mis à aspirer toutes les énergies et le temps disponibles des managers et des dirigeants. Comme dans le cas de la chute de Kadhafi, la performance n’est plus imaginée que par le niveau tactique. Une publication de Philippe Lorino [4] , professeur – chercheur à l’ESSEC et expert du contrôle de gestion, décrit très bien ce phénomène au sein de l’entreprise. Cette concentration sur le court terme se fait d’évidence au détriment de la vision stratégique et de la finalité de l’entreprise. Dès lors, on ne peut manquer de faire le parallèle entre la perte de substance stratégique décrite par Philippe Baumard et ce qui est décrit aujourd’hui dans de nombreux articles concernant les dérives dans le monde de l’entreprise.

Les exemples ne font pas à ce stade une théorie, mais ils foisonnent. Le plus emblématique du moment est la crise qui vient de s’ouvrir chez Boeing [5] après les deux crashs du nouveau 737 Max alors même que les performances financières et opérationnelles (nombre d’avions livrés) ont battus tous les records en 2018. L’intérêt d’observer un tel cas est que dans le monde aérien la transparence est forte : de l’impact médiatique d’un crash aux rapports d’experts des autorités de contrôles, tout ou presque est connu. L’analyse est évidement toute personnelle mais l’article cité en référence recèle pour un lecteur averti, toutes les composantes d’une concentration sur le court terme pouvant générer les conditions d’une catastrophe :

  • Un nouveau dirigeant (Dennis Muilenberg arrivé en 2015) provoquant de nombreux changements dans un temps très court.
  • Intensité de la compétition existante (Airbus) et à venir (La Chine).
  • Pression sur le résultat pour tenir et développer le cours de bourse.
  • Forte montée en cadence de la production pour satisfaire un carnet de commandes record.
  • Nombreuses ruptures simultanées tant technologiques qu’au sein de la chaine de la valeur (pièces composites, IA, chaine de fabrication, politique de sous-traitance, …).
  • Dérive éthique des pratiques pour tenir les objectifs : lien suspect avec la FAA que même D. Trump dénonce [6].
  • Dérives progressives et nombreuses provoquant un éloignement non contrôlé de la finalité stratégique de l’entreprise : un avion est fait pour voler.

Il serait facile d’arrêter l’explication du crash des deux 737 Max au simple accident industriel. Aucun observateur ne se risque d’ailleurs sur cette piste. Que cela soit volontaire ou pas, conscient ou pas, imposé ou pas, la pensée tactique est devenue majoritaire au plus haut niveau. Si cela est vrai dans un groupe du sérieux et de la compétence comme Boeing, il est imaginable que la tendance soit largement partagée.

Le vide créé la complexité

La puissance des outils mis à disposition, leur maîtrise, l’aspiration sidérale des énergies au service du court terme, finissent par induire un dérèglement insidieux des fondamentaux de l’entreprise. Le dirigeant, s’il identifie le phénomène suffisamment tôt, va chercher une réponse dans les outils tactiques alors que la réponse doit être d’un tout autre niveau. Se créent alors ce que la Théorie du chaos appelle des phénomènes de résonance, le système échappe à tout contrôle et entraine l’entreprise dans une situation imprévisible, incertaine et volatile. La crise, conjoncturelle ou structurelle se déclenche.

La période est à la recherche de performances rapides appelant l’utilisation d’outils quasi exclusifs de niveau tactique. La pensée stratégique n’étant plus prioritaire, la projection dans un temps plus long est absente. Succède alors aux victoires tactiques un risque de situations non prévues, non imaginées et hors contrôle. Nous avons là dans le vide stratégique, l’une des origines des situations complexes qu’une organisation ou une entreprise peut rencontrer.

Michel MATHIEU – Paris, le 1er mai 2019.


[1] Philippe Baumard, Le Vide stratégique (CNRS, 2012).

[2] Henry Mintzberg, Bruce Ahlstrand, et Joseph Lampel, Safari en pays stratégie : l’exploration des grands courants de la pensée stratégique, trad. par Larry Cohen, Jacques Fontaine, et Sébastien Marty (Paris, France: Pearson, impr. 2009, 2009).

[3] Philippe Lorino, « La fuite managériale devant la complexité : l’exemple historique du ”lean management” » (2014), https://hal-essec.archives-ouvertes.fr/hal-01023701.

[4] Lorino.

[5] « Crash du 737 max – Le Figaro 5 avril 2019 p.22 », s. d.

[6] Kiran Stacey et Patti Waldmeir, « Boeing Safety Controversy Puts US Regulator under Harsh Spotlight », Financial Times, 14 mars 2019, https://www.ft.com/content/20e5f6d6-45ba-11e9-b168-96a37d002cd3.