Pricing power
N’ayez plus peur de votre prix.
Publié en novembre 2023
INTRODUCTION
« Je ne peux pas augmenter mon prix, je vais perdre des clients ». Combien de fois n’ai-je entendu cette objection ? Le prix, et surtout son augmentation, reste un sujet trop souvent tabou alors même que la maîtrise du prix fait partie des fondamentaux de gestion de l’entreprise. Pourtant, certains savent très bien faire : il est acquis que les marges 2022 et 2023 des grands groupes, qui ont dopé le Cac 40 ou le Dow Jones, sont en grande partie liées à une augmentation des prix supérieure aux conséquences de la période d’inflation que nous finissons de traverser. Cet article vous propose une réflexion sur ce que l’on appelle le « pricing power », que l’on peut traduire par « maîtrise du prix ».
Deux outils stratégiques existent aujourd’hui pour que le prix de vente des produits ou des services de l’entreprise soit le plus efficace possible : le yield management et le pricing power. L’objectif recherché est que le prix soit le plus haut possible sans dépasser le point qui créera plus d’effets négatifs que positifs sur le compte de résultat.
LE YIELD MANAGEMENT
Cet outil est plutôt à destination des activités BtoC mais ses principes sont intéressantes à connaitre pour ouvrir sa réflexion sur la stratégie de prix. Le yield management est une technique de maîtrise du prix qui date des années 1980, apparue aux Etats-Unis avec la démocratisation et la dérégulation du transport aérien. Le yield management utilise deux leviers qui permettent d’adapter l’offre à la demande en temps réel : le taux de remplissage et le prix unitaire.
Un exemple vaut mieux qu’un grand discours. Prenons le cas d’un vol commercial Paris New-York :
- À l’ouverture des réservations, 6 mois avant le vol, le prix affiché est le prix standard calculé sur une base du type : remplissage moyen des vols Paris New-York 85% ; coût du vol 100 ; mise à prix du billet 110 / nombre de sièges x 85%.
- Le prix ainsi positionné permet statistiquement une marge opérationnelle de 10%.
1er cas :
- Si 4 mois avant le vol, la compagnie voit que les réservations sur ce vol sont plus fortes que la moyenne statistique, elle va progressivement augmenter son prix flairant « la bonne affaire » puisque la tendance est bonne et que l’on peut envisager un taux de remplissage supérieur à 85%.
- Si cette augmentation du prix ne freine pas la courbe de remplissage de l’avion, c’est que la demande est plus forte qu’attendue. Le prix va donc continuer à augmenter pour atteindre un maximum quelques jours avant le vol. L’effet est alors double : d’une part, le taux de remplissage minimum de l’avion est dépassé et, d’autre part, le prix moyen du billet est supérieur à celui défini statistiquement comme assurant la rentabilité attendue du vol.
- Ce vol va produire une rentabilité très supérieure à la moyenne attendue.
2ème cas :
- Si 4 mois avant le vol, la compagnie voit que les réservations sont inférieures à la moyenne statistique, elle va d’abord baisser le prix du billet pour tenter de doper ses réservations.
- Si cette action permet de redresser la courbe des réservations, ce prix plus bas sera utilisé jusqu’au retour sur la courbe moyenne attendue et si la courbe est dépassée, la compagnie tentera d’augmenter progressivement son prix (retour au 1er cas).
- Si cette action n’est pas suffisante et qu’un mois avant le vol, le remplissage est en retard, la compagnie lancera une offre promotionnelle sur son prix minimum pour tenter de booster son remplissage et « limiter les dégâts » pour ce vol.
Le yield management est largement utiliser aujourd’hui pour optimiser les réservations d’un hôtel, d’un TGV Ouigo, d’un bateau de croisière ou d’un porte-containers. Évidemment, d’autres éléments sont pris en compte dans cette mécanique comme le comportement de la concurrence, la fluctuation des coûts ou les aléas extérieurs. Le développement du big data et des capacités de calcul et de simulation permettent aujourd’hui que ces techniques soient à maturité… au grand dam des consommateurs qui ne comprennent plus rien… mais qui achètent.
LE PRICING POWER
Il est également possible de traduire cette idée par « pouvoir de fixation du prix ». Dit autrement, c’est la capacité de certaines entreprises à augmenter leur prix sans perdre de clients et sans faire chuter leurs ventes.
Commençons également par l’étude d’un cas concret en BtoC qui illustre les principes du pricing power. Restons dans le monde de l’aérien avec Air France. Notre compagnie nationale vient d’annoncer un 3ème trimestre 2023 record en termes de résultat. Dans sa conférence de présentation des résultats, on comprend que toutes les bonnes pratiques de gestion ont été mises en œuvre et maîtrisées : nouveaux avions moins gourmands en kérosène, ambiance sociale apaisée, fermeture de lignes en perte, planification sous contrôle, etc… Les chiffres clés de juillet à septembre 2023 comparés à 2022 :
- + 6% de sièges pour atteindre 94% du niveau de 2019, avant Covid.
- + 7,6% de voyageurs à 26,9 millions.
- + 6,8 % de chiffre d’affaires à 8,66 milliards d’euros
- +100% de marge opérationnelle à 15,5%, soit 1,34 milliard d’euros. Belle performance !
Derrière cette performance, Air France-KLM a été aidée par un répit des cours du pétrole et un effet de change positif qui ont permis d’effacer la hausse des coûts due à l’inflation et aux hausses de salaires, mais elle a également parfaitement maîtrisée les deux leviers liés au prix :
- +1,3% de coefficient de remplissage de ses appareils à 90% : le yield management
- + 1,8 % de rendement par passager, en clair des billets plus chers : le pricing power.
Une augmentation de 1,8% du billet, toute chose étant égale par ailleurs, représente un gain de CA de l’ordre de 160 m€ qui est un gain net, « direct bas de page » comme on dit dans l’entreprise, soit une participation à la progression du résultat de 12%.
1er enseignement : on ne crée pas la marge de l’entreprise par le pricing power. L’entreprise doit d’abord bien maîtriser ses grands équilibres, la définition de son prix et de son positionnement en font partie. Le pricing power n’est pas la définition du prix qui appelle d’autres outils. Le pricing power est l’optimisation de la performance par un pilotage précis de son prix pour tirer le meilleur parti des fluctuations de la demande et de son environnement micro et macro-économique. Le pricing power est donc un outil à mettre en œuvre dans les situations suivantes :
- Avoir des fondamentaux maîtrisés.
- Vouloir créer un différence par rapport à des concurrents n’ayant pas cet outil ou la capacité de le mettre en place.
- Faire face à des augmentations de coûts exogènes comme l’inflation, une hausse de coût des matières premières ou des hausses de salaires.
2ème enseignement : « elle a bon dos l’inflation » comme dirait la ménagère de moins de 50 ans faisant ses courses sans croire si bien dire…L’inflation a été le levier parfaitement utilisé par tous les grands groupes dont on parlait en introduction.
Mais le pricing power est loin de se limiter à une mauvaise excuse. Décodons le pricing power d’Air France : tout est dans l’exemple ci-dessous pour un vol Paris Bangkok en classe éco :
Pour le prix de base, 815 €, on voyage sans bagage en soute. Qui va à Bangkok sans bagage en soute ? La valise voyage donc pour 97€ et si vous voulez voyager plus à l’avant de l’appareil (plus de confort car moins de mouvement de l’appareil, moins de bruit, sortie plus rapide, …), c’est encore 77 € de plus, plus exactement, c’est 174 € de plus car vous avez forcément votre bagage en soute… subtil.
Vous ajoutez à cela des options proposées qui arrivent dans la suite du process de vente : l’option « grandes jambes » avec place sur les issues de secours, l’option « assurance », etc…
J’ai découvert à l’occasion de cette recherche, qu’Air France avait même développé le pricing power sur sa classe business : sur ce vol Paris Bangkok, vous pouvez acheter votre siège en business mais, contrairement à avant le Covid, il est « nu » ; le choix de la place est maintenant en supplément tout comme l’accès au salon Air France. Cependant, il faut être très attentif pour s’en rendre compte, le process de réservation est suffisamment « bien fait » pour que vous ne vous rendiez pas compte qu’en fait, c’est à vous de supprimer ce type d’options. La différence entre le siège nu d’aujourd’hui et la prestation complète que vous achetiez avant le Covid, avant ce pricing power est de 500 €, soit environ 6% du prix du billet business.
Si vous n’avez jamais pratiqué le pricing power, vous n’oseriez jamais augmenter votre prix de telle façon. Plus on pratique ces techniques, plus on se rend compte des potentiels possibles de son propre prix.
Air France a réussi en utilisant intelligemment la rupture temporelle que fut le Covid et l’engouement post crise des clients pour retrouver les voyages, à transformer son prix initial « tout compris » en prix de base « nu » auquel il faut ajouter toutes les options pour retrouver un niveau de service identique. C’est évidemment inspiré de ce que les low costeur easyJet et Ryanair ont inventé il y a 35 ans mais avec une différence, eux étaient partis d’un prix marché auquel ils ont enlevé toutes les options possibles pour faire leur prix de base alors qu’Air France (et toutes les grandes compagnies) viennent de faire l’inverse : elles ont gardé leur prix de base auquel elles ont enlevé ce qui pouvait devenir des options payantes. Aujourd’hui les low-cost sont dans la difficulté (relative) car elles n’ont plus de levier de pricing power pour faire face à l’inflation sans augmenter de façon directement visible leur prix.
D’une certaine façon, Air France a fait ce que l’on appelle de la shrinkflation : c’est moins pour le même prix. Technique utilisée pour le paquet de chips qui passe de 250 gr à 200 gr pour le même prix ou pour le paquet de céréales préféré du petit dernier.
En tant que stratège et conseil en pricing power, je tire mon chapeau à Air France ; en tant que passager pour Bangkok, je la trouve un peu sévère ! Mais j’ai acheté…
LE PRICING POWER DANS LE BtoB
Ces techniques aujourd’hui bien maitrisées dans l’univers du BtoC commencent à être mieux étudiées pour le BtoB. En BtoB, les logiques de pricing power sont, à ce jour, moins développées car moins connues et plus complexes à mettre en œuvre. Le rapport de forces entre les donneurs d’ordres, les acheteurs, et leurs fournisseurs sont d’une autre nature qu’en BtoC. Néanmoins, le savoir-faire acquis de BtoC peut largement inspirer PME et ETI dans leur recherche d’optimisation, de différence ou simplement pour survivre face aux augmentations de coûts exogènes.
Pour avoir mené de nombreuses campagnes de pricing power quand j’étais directement aux affaires, ou avoir fait découvrir ces techniques à plusieurs entreprises depuis que j’ai lancé Cogito en 2019, je peux attester de l’efficacité de ces techniques en BtoB et synthétiser les 10 points clés qui font réussir.
1 – On ne lance pas dans une stratégie de pricing power si les fondamentaux principaux ne sont pas en place.
2 – Le pricing power est d’abord une culture avant d’être un outil. Il faut plusieurs campagnes d’augmentation de prix, c’est-à-dire à dire au moins trois années en BtoB, pour qu’outils, méthodes et animation imprègnent les équipes et commencent à produire pleinement leurs effets.
3 – La première étape est de faire sauter en interne l’objection principale « ce n’est pas possible d’augmenter le prix, on va perdre les clients ». Ceci ne traduit que la peur de ceux qui la formulent. On explique que l’on va répondre à cette peur par une stratégie, un plan et une montée en compétences de chacun.
4 – Il faut avoir une très bonne connaissance de son portefeuille de clients. CRM et contrôle de gestion vont être fortement sollicités. Quels clients rapportent ? Beaucoup ? Normalement ? Pas beaucoup ? Coûtent plus cher qu’ils ne rapportent ? Où sont-ils ? Connait-on l’historique de la relation ? Qui sont les bons contacts ? Leurs ressorts ? …? Etc…
5 – A partir de la connaissance ainsi acquise, on créera des familles, des typologies de clients (taille, marge, durée de relation, intérêt stratégique spécifique, marge, maturité, …) pour lesquelles on va pouvoir affiner à chaque fois les tactiques à déployer pour présenter, négocier et obtenir l’augmentation de prix souhaitée.
6 – Pour chaque typologie de clients, on créera des « packages » de solutions pour industrialiser le travail : du simple courrier d’information à une boite à outils complète pour le négociateur, le spectre est large. La boite à outils aura été élaborée en interne en définissant une série de leviers à utiliser au fil des contacts clients : de la pure et brute négociation de prix à l’ajout d’ingrédients comme les délais de paiement, la durée du contrat, l’optimisation de certaines solutions en place, l’ajout ou le retrait de certains services, l’évolution des conditions de maintenance, etc… là aussi le spectre est large et spécifique à chaque métier et entreprise.
7 – Définir un objectif clair : quel est l’objectif qu’il faut afficher au point de départ de la campagne pour espérer arriver au résultat souhaité ? N’oublions pas en effet qu’en BtoB, dans la majorité des cas, il y a négociation… même si justement, on découvrira des moyens d’en limiter les effets, voire de contourner cette étape.
8 – Préparer et lancer une campagne de communication et d’animation interne pour que toute l’entreprise soit alignée sur cet objectif
9 – Préparer et lancer une campagne de communication externe pour « déblayer le terrain ». Puis, tout au long de la campagne, communiquer et expliquer par tous les vecteurs utilisés par l’entreprise pour « imprimer » l’idée et soutenir les efforts de ceux qui sont au front des négociations. Il ne faut pas avoir peur de parler de son prix !
10 – Animer la campagne de revalorisation au sein de l’entreprise : à partir du moment où la campagne de P.P. est lancée, elle nécessite une forte animation interne pour que chaque semaine / mois les informations liées au P.P se consolident, que des décisions d’adaptations tactiques puissent être prises, et surtout, soutenir l’effort des troupes.
CONCLUSION
Une campagne de pricing power en BtoB est à organiser comme une bataille : une réflexion, un plan, une mobilisation, une animation des acteurs. Il faudra aussi développer des capacités de courage, d’énergie et de persévérance. Au fil des campagnes, parler et défendre son prix sera de moins en moins une difficulté. Des réflexes vont s’acquérir, de nombreuses subtilités tactiques vont être découvertes et utiliser… Le pricing power va devenir un basique de l’entreprise.