Cash & crash – 3/5
Rappel des deux précédents articles (à retrouver sur le blog)
Je publiais le 25 juin, puis le 19 décembre 2019, deux articles dans lesquels je proposais une analyse du cas Boeing. Suite au crash de deux B737 Max fin 2018 et début 2019 ayant entrainé la mort de 346 personnes, je faisais un lien entre la stratégie affichée de Boeing et ses conséquences désastreuses. La volonté d’un toujours plus de rentabilité, d’un toujours plus d’économie et d’un besoin de produire toujours plus vite a conduit à un nombre de dysfonctionnements majeurs que l’on n’ose pas imaginer volontaires. Ils démontrent a minima une perte de compétences, une perte de maîtrise des fondamentaux et une faillite du management stratégique.
Pourquoi une suite ?
Par sa nature, son ampleur et l’ensemble des informations à disposition, ce cas Boeing est emblématique. Le dossier étant loin d’être clos, il est intéressant de continuer à observer ses rebondissements, de poursuivre l’analyse et de tirer des conclusions utiles pour les stratégies que nous pilotons en tant que dirigeants ou managers.
Ce troisième article constitue donc le suivi de ce dossier en proposant une synthèse des faits des 6 derniers mois et les enseignements que l’on peut en tirer d’un point de vue de la stratégie et du management stratégique d’une situation aussi complexe.
Les faits nouveaux des 6 derniers mois
Les catastrophes s’enchainent. Le 20 décembre 2019, Boeing lance la capsule Starliner pour le compte de la NASA. L’objectif de cette capsule qui doit rejoindre la station internationale est de permettre aux États-Unis de retrouver leur indépendance face aux russes. En effet, depuis l’arrêt des navettes, les astronautes américains sont obligés d’utiliser les lanceurs Soyouz pour rejoindre l’ISS. On comprend aisément l’enjeu stratégique d’un tel projet. Ce lancement, sans astronaute, doit valider la fiabilité du projet avant un premier vol habité. Mais patatras, la mission est un échec. La capsule manque son rendez-vous. Les raisons sont assez vite identifiées, une ”horloge interne” a fait défaut. On imagine bien que l’horloge n’est pas une simple breloque, néanmoins ce dispositif est un élément assez standard et classique et l’erreur semble évitable. Associé à l’état général de Boeing, les doutes sur leur niveau de maîtrise opérationnelle se renforcent.
Cet échec signe la fin de Denis Mullenberg, ex PDG et déjà rendu aux rôles de DG deux mois plus tôt. Il est démissionné le 23 décembre par le conseil d’administration. Si son départ n’est pas une surprise, il devait en effet quitter ses fonctions une fois mené à bien le redécollage du 737 Max acquis, l’accélération de la décision marque une première sanction des errements de Boeing. Elle fut longue à venir.
Le 30 janvier 2020, Boeing publie ses comptes pour l’année 2019. La catastrophe financière est au-delà de toutes les prévisions. Le groupe est en perte pour la première fois depuis 20 ans dans un marché d’avant Covid-19 en pleine euphorie : 19 milliards de dollars sont provisionnés pour faire face à l’ensemble des coûts liés aux 737 Max (indemnisation des familles, indemnisation des compagnies aériennes, arrêt de la production, coûts des 400 avions neufs en parking et non livrables, remise à niveau du projet pour obtenir la certification des autorités, …) ; recul du chiffre d’affaire de 24% dont 53% pour la branche aviation commerciale ; – 56% d’avions livrés ; … Après tous les records de 2018 (cf 1er article), le plongeon est vertigineux.
Le plus grave est la situation de trésorerie. Elle est exsangue, il n’y a quasiment plus d’argent dans les caisses surtout que Boeing décide quand même de verser 1,2 milliard de dollars de dividendes … Trouver du cash devient la première priorité. Des rumeurs de faillite commencent à circuler. Il est néanmoins difficile d’imaginer que l’Amérique, dans toutes ses composantes politiques et économiques, laisse tomber Boeing. Ceci d’autant plus qu’il reste un avantage stratégique conséquent par rapport à Airbus : son portefeuille d’activités est mieux équilibré. Malgré la livraison refusée pour non-conformité par le Pentagone en 2019 d’une commande d’avions ravitailleurs, la branche défense reste financièrement performante, elle joue un rôle d’amortisseur. La branche services se comporte également correctement.
Le mois de janvier est aussi celui de la prise de fonction du nouveau PDG, David Cahloun. Un nouveau directeur de la communication est recruté à l’extérieur du monde de Boeing. Le premier enjeu stratégique de la reprise de contrôle de la situation apparaît : reconstruire la confiance. Les clients sont en plein doute : les compagnies aériennes annulent ou reportent des commandes et les passagers disent ne pas vouloir voler à bord du 737.
En avril, Boeing renonce au rachat en cours du brésilien Embraer. Cette décision économise une sortie de cash de plus de 4 milliards de dollars que Boeing n’avait plus de disponible de toute façon. La décision prise avant le déclenchement de la crise sanitaire annonce les premières actions de réduction de coûts.
Dans la foulée, le 23 avril, un plan de réduction de 10% de l’effectif est annoncé, il concerne en grande partie la branche aviation commerciale. 16.000 emplois sont supprimés à Seattle.
Au cours du 1er et 2ème trimestre 2020, Boeing reporte plusieurs fois le 1er vol de certification du B737 Max revu et corrigé. C’est le 28 juin que l’avion redécolle enfin sous un contrôle strict et renforcé de la FAA qui joue là aussi sa crédibilité.
Malgré une météo peu favorable à Seattle, ce vol marque une première éclaircie dans le ciel de Boeing. L’avionneur espère un retour en vol commercial de son avion en septembre aux USA tout en précisant qu’il comprenait que l’autorité de contrôle, la FAA, ”ait besoin de temps”.
L’annonce de la reprise de la production du 737 Max intervient début juin. Même au niveau très faible de 10% de la capacité, c’est un signe de confiance et de force envoyé en interne et en externe. C’est aussi une priorité industrielle afin de conserver méthodes, process et compétences de production en place.
Des enjeux stratégiques clairs
Le départ accéléré fin 2019 de l’ex PDG de Boeing Denis Mullenberg apparaît aujourd’hui, dans le chaos absolu dans lequel se trouve l’entreprise, comme la 1ère vraie décision susceptible de laisser espérer une reprise de contrôle de la situation.
Depuis le début de l’année, la communication de Boeing est minimaliste et dans un mode tout à fait inhabituel pour ce géant, où l’humilité est la règle. Il ressort clairement que 4 axes structurent le travail mis en place par David Calhoun :
- Recréer la confiance avec le marché et toutes les composantes de l’écosystème.
- Obtenir la certification du 737 Max revu et corrigé est la priorité industrielle. Les autres projets ont été mis en stand-by.
- Reconstruire la culture industrielle de l’entreprise.
- Remobiliser les équipes.
Il reste maintenant à Boeing de trouver des ressources financières. Entre économies, emprunts et obligations, les analystes évaluent à 20 milliards de dollars ses possibilités de financement en attendant que la livraison des 400 737 Max actuellement au parking commence à faire entrer de l’argent frais dans les caisses. Ce sera suffisant pour faire redémarrer et faire fonctionner l’entreprise, certainement pas pour investir dans les projets futurs. L’européen retrouve là un avantage.
Pour Boeing, la crise du Covid-19 est presque une bonne nouvelle. Déjà quasiment à l’arrêt au niveau de sa branche d’aviation commerciale, la crise ne change plus grand chose pour elle. Airbus prend de plein fouet l’impact du Covid et se retrouve soudainement face à des difficultés assez similaires sur le plan commercial. Cela donne miraculeusement du temps à Boeing pour se reconstruire et être de nouveau prêt quand le marché redémarrera en 2022 ou 2023.
Ces deux leaders survivront à la crise mais leur enjeu à long terme a brutalement changé avec le Covid-19 et la montée en puissance de la logique verte. En effet, les besoins pour le transport aérien vont une nouvelle fois changer : moins de longs courriers de 300 à 400 places, plus de moyens courriers entre 150 et 300 places, segment où justement Airbus est en avance sur Boeing. Il va pouvoir profiter du temps que son concurrent devra passer à se reconstruire industriellement et financièrement pour continuer à préparer les avions du futur. Prendre un avantage de 3 à 5 ans est ici possible pour Airbus.
Les enseignements
Les différents enseignements que l’on peut tirer du cas Boeing après ce troisième semestre au cœur du chaos sont nombreux.
Un fond stratégique solide : Boeing ne disparaitra pas. Il faut avoir la taille de ce groupe et représenter des enjeux stratégiques majeurs pour résister à une telle catastrophe industrielle et financière. Mais force est de constater qu’un portefeuille d’activités de 4 grands pôles bien identifiés permet d’amortir les chocs les plus importants (aviation commerciale, défense, espace, service).
Un management stratégique classique mais efficace : le départ prématuré de l’ex PDG, sanction tout autant que rupture symbolique, semble avoir permis à Boeing de ne pas s’enfoncer plus profondément dans la crise.
Mise en ordre du désordre : un plan se fait jour pour reprendre le contrôle de la trajectoire de ce leader industriel. Le travail doit être titanesque pour David Calhoun. D’ailleurs le seul commentaire public que s’est permis en début d’année Guillaume Faury, PDG d’Airbus, concernant son nouvel homologue et la situation de Boeing a été ”Je n’aimerais pas être à sa place”.
Un seul enjeu stratégique : la confiance. Les quatre axes du plan n’appellent pas de commentaire particulier, c’est simple, clair et nul doute que Boeing a entamé sa remise en ordre. Néanmoins, le plus difficile des quatre à réussir est certainement le premier : la confiance. Elle ne se décrète pas, la communication ne fera pas tout et Boeing n’a plus de droit à l’erreur pour les 10 ans à venir. Les 3 autres axes, comme tout ce qui guide aujourd’hui Boeing, sont au service du premier.
Conclusion
A ce jour, il n’est pas encore possible de dire si Boeing a tiré les enseignements des errements qui l’ont conduit dans le chaos. Deux ans après les deux crashs, la reconstruction a commencé. Pour une entreprise américaine, un tel délai semble long, il traduit certainement la profondeur des problèmes internes et le temps qu’il a fallu aux dirigeants et actionnaires pour les comprendre, signe qui confirme la totale déconnexion qu’ils avaient avec la réalité et que symbolise aujourd’hui un nom : Denis Mullenberg, ex PDG, recordman cash et crashs en tout genre.
Pour ceux qui sont fortement ébranlés par la crise du Covid-19, voyez dans le cas Boeing, que même aux confins du chaos, la bataille n’est jamais perdue. Si vous êtes dans la difficulté à cause de la pandémie, vos concurrents aussi. Il suffit d’être meilleur et plus réactif qu’eux dans cette situation.
Inspiré par Boeing, le prochain article du blog de Cogito sera consacré à la théorie du chaos et les enseignements qu’un dirigeant peut en tirer pour éviter de tomber dedans, pour le maîtriser s’il ne peut l’éviter et en sortir quand il s’est laissé prendre dans sa tourmente.
Bon été à tous, continuez à prendre soin de vous et rendez-vous en septembre.
Paris, le 4 juillet 2020.