Ainsi va la complexité du monde.
Amin Maalouf est Arabe. Amin Maalouf est chrétien. Amin Maalouf est membre de l’Académie française. « Un arabe en occident, un chrétien chez les musulmans », et une certitude, dans l’hystérie actuelle qui annonce notre future élection présidentielle, sa vision du monde ne peut être qu’intéressante à découvrir.
Du pays des pharaons par sa mère, du pays du cèdre par son père, il a du Liban toute la richesse de ce qui fut la perle du Levant. Il est de cette région berceau des trois religions monothéistes et de leurs infinies composantes. Il porte en lui l’origine de nos civilisations et de nos millénaires d’histoire, la Mésopotamie, le Tigre et l’Euphrate, les Perses, l’Asie Mineure, … Mais il est aussi l’enfant triste des frontières voulues par les ex-puissances coloniales, passant à grands traits par-dessus 30.000 ans d’histoire et presque autant de tribus, d’ethnies, de clans, de géographies naturelles, de guerres gagnées ou perdues, de frustrations locales plus que de bonheur, de regrets plus que d’espoir.
Au travers son livre, Le naufrage des civilisations (Livre de poche – 2019), le journaliste qu’il est depuis ses vingt ans, partage sa lecture de l’évolution de nos sociétés au « crépuscule de sa vie » (il n’a que 72 ans !). Il y a certes de la nostalgie pour le monde d’avant, mais l’énumération et la description des faits, avec la distance et la froideur d’un pur historien, nous remet en perspective les 70 dernières années de notre planète. La 2ème guerre mondiale avait mis un certain ordre sur la terre ; page après page, A. Maalouf nous emmène dans l’enchevêtrement de l’histoire. Elle n’a eu de cesse de mettre le désordre sur les étagères bien rangées du monde que nous avaient laissé à Yalta, Churchill, Roosevelt et Staline. Et encore, c’était sans compter sur les religions et leur propension à vouloir se mêler de politique. Ordre d’hier, désordre d’aujourd’hui, chaos de demain, si la lecture de l’ouvrage est riche d’enseignements, elle n’est guère rassurante.
Il analyse d’abord de façon détaillée l’effondrement sans fin de son Liban natal dont l’actualité encore récente nous montre bien que le phare du Levant finit par éteindre toutes ses lumières faute de gasoil pour ses centrales électriques. Du Liban, de son équilibre institutionnel paralysant, de ses communautés pour le moins diverses, de la corruption des idées autant que des valeurs, de l’accueil involontaire et forcé de toutes les misères et violences de ses voisins, A. Maalouf élargit sa perspective à l’effondrement du monde arabe en général. Nous décrivant par le détail le fil des événements historiques (assassinats, guerres, trahisons, ingérences extérieures en tout genre, compromis, compromission, …), il passe en revue toutes les occasions ratées du monde Arabe moderne de retrouver sa splendeur passée, tant intellectuelle que culturelle ou économique. On sent là un infime espoir pour que les enseignements du passé aident à mieux saisir les chances qui pourraient se présenter d’éviter le naufrage final dans lequel nous serions tous entrainés. On ne peut qu’espérer avec lui et y réfléchir.
Puis du pétrole à Israël, de l’effondrement « des communismes » aux errements du capitalisme, en passant par une réflexion étonnante sur l’importance de l’année 1979 et la montée simultanée des conservatismes tant économiques que religieux (Thatcher, Reagan, Khomeiny pour faire court), il nous fait regarder le monde actuel de plus en plus haut. Ce que l’on voit n’est plus une surprise, qui ignorerait encore que l’armoire du monde est aujourd’hui mal rangée ? Cependant, au fil des exemples, des analyses, des questions avec ou sans réponse, sans nous influencer, il nous fait poursuivre notre propre réflexion.
C’est un monde pour le moins complexe qu’il nous décrit. Mais cette description, illustrée et documentée, nous montre bien que le petit événement local, jamais anodin, jamais le fruit d’un hasard bizarre, peut avoir une répercussion planétaire. Cet événement n’est jamais isolé, il a des cousins proches ou lointains, toujours prêts à s’associer ou à en découdre. Que de sang les meilleurs sentiments n’ont-ils pas versé dans l’histoire ? L’évènement, le fait qui devient historique, est à chaque fois un virage et aucun de ceux décrits par A. Maalouf finit par créer ce qui était attendu : le Vietnam pour les Américains, l’Afghanistan pour les soviétiques, Ben Laden qui se retourne contre son créateur, la Chine de Mao qui finit par créer des milliardaires, le traditionalisme musulman qui enfante Daesh et la chrétienté des pédo-criminels… Ainsi va le monde. Ainsi va la complexité.
A. Maalouf n’apporte pas de solution pour ranger le désordre planétaire mais, au-delà de nous faire un cours d’histoire, apparaît alors une évidence : chaque fois qu’une communauté se rétrécit, se referme sur elle-même, se radicalise, se complaît dans le regret ou le remords ou nie le passé, les conséquences sont toujours un désordre supplémentaire, une intelligence qui régresse, une violence qui gangrène et une vision, quand elle existe, d’un futur sombre.
La solution apparait alors d’elle-même : lutter contre le courant et prendre le chemin inverse. Utopie ?
M. MATHIEU
Le 12 octobre 2021